Le texte au risque du virtuel :
e-littérature et écrits d’écran
[Chapo]
Nietzsche disait que nos instruments d’écriture influencent notre façon de penser et McLuhan, que le médium est le message. Sur les écrans, les auteurs qui construisent une nouvelle textualité vont-ils leur donner raison ?
Un nombre croissant d’écrivains, dans le monde entier, estime, comme l’Argentin Ladislao Pablo Györi, que l’ordinateur et le réseau ont " inauguré un espace totalement différent, pour lequel il est nécessaire d’inventer de nouveaux langages qui donneront naissance à une nouvelle esthétique. " Depuis quelques années, on assiste à une explosion et une amélioration très rapides des " nouvelles formes de littérature utilisant les capacités de la technologie pour réaliser des choses que ne permet pas l’imprimé " — définition de l’Organisation pour la littérature électronique. On ne saurait dresser la carte complète de ce nouveau continent, mais voici au moins quelques pistes.
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Des logiciels pour écrire et pour détruire ?
Face à la machine, le rôle de l’auteur change : si on en croit Jean-Pierre Balpe, il tend à devenir un " ingénieur de texte ". L’écrivain, qui enseigne à Paris VIII et consacre depuis 1997 une chronique régulière aux " écrits d’écran " dans la revue Action poétique, est un spécialiste des générateurs de texte. Ces programmes, étroitement liés à une analyse logique du langage, s’appuient sur des règles combinatoires et des données préalablement fournies pour assembler des discours acceptables. Les possibilités d’association, vite très élevées, rendent improbable l’apparition de deux textes identiques : c’est le principe des Cent mille milliards de poèmes de Queneau. L’auteur, s’il signe l’infini, n’est plus le scripteur de l’œuvre mais le concepteur d’une machine à créer un texte dont la genèse a lieu ensuite, de façon autonome, sans rapport avec sa subjectivité ou le monde extérieur. L’écrivain ne peut prévoir qu’abstraitement chaque production, qu’il découvre comme n’importe quel lecteur, et ne saurait les lire toutes. Lointains héritiers de l’Oulipo, de dada et de l’écriture automatique, les générateurs permettent, pour certains auteurs, des trouvailles. Robert Pearson a ainsi construit un texte d’anticipation, Le robot bleu biodégradable en latex, dont plus de la moitié est le résultat intouché d’un tel dispositif. Balpe souhaite au contraire préserver la nature éphémère et unique des textes produits. Avec Trajectoires, un projet de roman policier qu’il terminera à la fin de l’année, il proposera en ligne un récit en partie fixe et en partie généré automatiquement, donc variable d’une consultation à l’autre : " une écriture qui n’est pas stabilisée. "
Si, dans les générateurs, l’objet littéraire n’existe qu’au stade virtuel, dans l’ordinateur chaque texte n’est pour sa part qu’un ensemble de signaux binaires parmi d’autres. D’où la possibilité de le soumettre à l’action d’outils autonomes qui le déchirent, le malmènent, en lui préservant une lisibilité ou en le traitant au contraire comme un assemblage visuel non signifiant. Le Norvégien Marius Watz invite à " prendre un fichier texte, le faire passer dans un filtre, le mettre en lambeaux, changer les mots, ajouter partout des lignes, modifier les polices au hasard, s’amuser ". Il présente ses propres tentatives, entreprises, note-t-il avec raison, " dans le cadre d’une esthétique visuelle plutôt que littéraire, et cependant dignes d’intérêt ". Les documents de toute nature admettent toutes les fusions et toutes les interactions. Au vu des catégories de l’imprimé, l’espace numérique est une chimère où les distinctions génériques perdent leur sens. Sites et œuvres peuvent faire coexister un film, un enregistrement sonore et un texte, mais aussi les fondre les uns dans les autres, traduisant par exemple une phrase en une suite de couleurs et donnant un nouvel écho au grand rêve romantique des correspondances entre les sens.
Les labyrinthes de l’interactivité.
La participation du lecteur est sans cesse sollicitée : " spectauteur ", pour Fabio Doctorovich, il intervient dans la structure de l’objet qu’il découvre, dont la perception dépend activement de ses choix.
Le phénomène majeur sur lequel s’appuient les nouvelles expériences est l’hypertexte, ce procédé suivant lequel l’ordinateur, d’un simple clic sur certains termes — généralement soulignés —affiche une page ou un document puisé dans un même ordinateur ou, en ligne, sur un autre site. Du coup, suivant les choix de chacun, l’œuvre sera lue dans un ordre variable, plus ou moins complètement, et sous différentes formes : le texte s’édifie dans le temps et pour son lecteur ; il conna”t un grand nombre de structures possibles. Boris du Boullay utilise cette " conscience hypertextuelle " pour une Explication de texte, un projet qui appara”t d’abord comme un bref poème en prose, de couleur verte, placé au centre de l’écran, et dont un grand nombre de mots sont soulignés. En cliquant sur eux, l’internaute fait surgir dans les marges de courts paragraphes colorés. Par exemple, sélectionner l’adjectif immense dans la phrase " immense largeur du trottoir " amène l’apparition de la mention " Immense : avec deux " m " et six jambages. La mer ! " L’expansion continue ainsi un certain temps : l’écran se peuple de notations périphériques qui coexistent ou se recouvrent au fil de la lecture. L’œuvre est toujours particulière et la page mouvante. Or ce qui vaut pour le texte vaut pour le recueil : non seulement les poèmes en ligne de Xavier Malbreil changent à vue, mais ils se succèdent suivant différents ordres possibles. L’intérêt des romanciers est au moins aussi aigu et l’hyperfiction se développe à grands pas. Chez l’éditeur en ligne 00h00.com, elle domine la collection 2003, consacrée aux " nouvelles écritures offertes par l’ordinateur et les réseaux " — mais ces récits restent transposables sur papier. Dans le domaine strictement numérique, l’un des exemples les plus aboutis est Millenium or the unknown. La page d’accueil de ce site anglophone, fascinante, propose un dialogue dans lequel les personnages commentent leur projet d’écriture hypertextuelle par un procédé de mise en abyme et notent qu’il ne devrait pas y avoir, en théorie, de début, puisque tous les éléments sont reliés. C’est la fin de l’incipit traditionnel : l’enjeu n’est plus de susciter la poursuite linéaire de la lecture, mais d’aiguiser le désir d’une exploration dont l’inconnue est bien sûr le comportement de l’internaute.
Plus largement, l’ensemble du rapport entre auteur et lecteur est modifié. Les écrivains peuvent diffuser au jour le jour leur travail et recevoir, voire intégrer les commentaires de leur public : l’auteur de polar brésilien Mario Prata a accepté de rédiger les épisodes de son dernier roman en laissant les internautes assister en direct à l’assemblage des mots sur le clavier. Un journal intime peut être mis en ligne et alimenté par son propre rédacteur, dont l’identité n’en reste pas moins inconnue. Le projet Trajectoires inclura l’envoi de courriels aux lecteurs, etc. Toutes ces pratiques " brouillent les limites entre communication personnelle, de groupe et de masse. " Gérard Dalmon pousse l’expérience jusqu’à proposer à des tiers de modifier son propre site de poésie en leur en communiquant les codes d’accès techniques.
Une révolution en mouvement
Cette fluidité de la lecture se combine avec une nouvelle présentation possible des textes : ils bougent ! Bouleversement économique, l’informatique met un studio d’animation à la disposition des auteurs qui proposent de véritables films de langage. La poésie, qui a longtemps rêvé de mots libérés et dotés d’une énergie cinétique propre, avec le futurisme ou les textes mobiles de Duchamp, est à la pointe de ce travail. Györi réalise une poésie virtuelle dans laquelle les termes s'engendrent en recombinant leurs racines et construisent des structures complexes en trois dimensions, de vastes molécules lexicales qui se découvrent progressivement et autour desquelles le spectateur semble tourner. Ces films ne sont eux-mêmes que des démonstrations, l’objectif étant la mise au point de programmes de réalité virtuelle dans lesquels le spectateur aurait le sentiment de toucher véritablement les lettres et pourrait modifier directement leur assemblage, pour une lecture " interventionniste, non plus limitée à une simple acquisition sensorielle qui laisserait le texte intact. " Le Brésilien Eduardo Kac explore pour sa part les possibilités de modifier la forme même des lettres pour transformer un mot en un autre, entre métaphore et encha”nement syntaxique lâche, pour créer de nouvelles modalités d’apparition du texte, " événement spatio-temporel ", " processus et non résultat " de la lecture.
évolutif, capable de réaction, le discours se comporte comme une matière vivante — modèle récurrent d’un réseau dominé par les images du rhizome et du virus. Le Media Lab du MIT propose avec son " catalogue élastique " une surface textuelle organique : c’est un sommaire d’abord confus, mais où la sélection du titre d’une partie entra”ne la reconfiguration de l’ensemble, de manière à rendre accessibles les catégories immédiatement inférieures, et ainsi de suite jusqu’au niveau des paragraphes, comme si des poupées russes formaient un continuum. Notre imaginaire du texte est profondément sollicité et, pour ses concepteurs, un tel médium devrait offrir de nouvelles possibilités narratives — ce qu’il leur appartiendra d’expérimenter. L’internaute, lui, se prend à rêver quand un poème de Malbreil répond à un clic par l’affirmation d’une douleur. Les textes en ligne peuvent évoluer comme des polypes : les revues ne sont plus différents numéros, mais un seul site en perpétuelle expansion. Enfin, l’ensemble du réseau ne cessant de se copier, de s’emprunter les mêmes éléments et de créer des liens, c’est la question même de l’œuvre en tant qu’ensemble isolable qui est posée.
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" Les media ne se remplacent pas mais s’ajoutent en se spécifiant " note le collectif Akenaton, et un pionnier des hypertextes, Jim Rosenberg, rappelle que " la maison de la poésie a assez de chambres pour tous ". Ces recherches ne menacent aucunement le texte traditionnel, mais elles tentent au contraire de prendre la pleine mesure des possibilités offertes. Jouant de chaque progrès, elles ont une magie technologique qui s’estompe parfois avec le temps — raison de plus pour ne pas bouder leur apparition. Mais qu’on ne s’y trompe pas, leurs auteurs réalisent un travail essentiel, car c’est probablement d’eux que dépendra en partie l’intelligence de nos usages futurs de cette gigantesque machine culturelle, le réseau. Et devant eux, " nous sommes les chasseurs-cueilleurs du monde de la TechnoCom " (Hakim Bey) …
[Bio perso] Agrégé de Lettres modernes, Hugues Marchal enseigne à la Sorbonne nouvelle. Travaillant principalement sur la poésie du XXe siècle, il a collaboré au cédérom Orlan : Monographie multimédia (Jériko, 2000) et co-signé avec Olivier Halévy une étude sur une rumeur télématique, " Click et châtiment " (La Voix du regard, n°13).
[Encart]
Où voir quoi ?
Retrouvez en ligne sur le site du Magazine littéraire une sélection de signets vers les travaux évoqués ici.
Hors ligne, sur papier et cédérom, la revue de poésie expérimentale doc(k)s a mené à bien l’inventaire indispensable de deux " chantiers ", " Poésie et informatique et poésie animée par ordinateur " (1997, 250 FF) et " Un notre web " (1999, 300 FF, en librairie ou chez DOC(K)S / Akenaton, 12 cours Grandval, F 20 000 Ajaccio).
Autour des générateurs de textes, signalons aussi un cédérom ludique et plus sage, Machines à écrire, par Antoine Denize, qui présente l’œuvre de Queneau et Perec et explore l’univers de la littérature combinatoire (Gallimard Multimédia, 1999, 299 FF).
[Un fichier annexe pour images et propositions de légendes, un autre pour complement à placer sur le site de la revue]